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Bonnes feuilles

19 mai 2013

Le prix de la peinture

Admirable Charles Lampeth. Brillant avocat, politicien accompli, c'est aujorud'hui un homme riche. Mais il a également un jardin secret : la peinture. Véritable goût pour la chose artistique ou fumeux placement financier  ? Lampeth : esthète ou escroc ?

Le glamour avait déserté la vie quotidienne, songeait Charles Lampeth tout en se prélassant dans son fauteuil Queen Anne. Cette demeure, en effet, plus précisément celle de son ami lord Cardwell, avait jadis servi de cadre a des réceptions et des bals tels qu’on n’en voyait plus de nos jours, sinon dans les films historiques a gros budget. Mais aujourd’hui, cette salle a manger, qui avait accueilli pas moins de deux ministres autour de sa longue table en chêne assortie aux moulures des lambris, donnait l’impression d’appartenir a une race menacée d’extinction, comme d’ailleurs la maison tout entière — son propriétaire y compris.

Lampeth choisit un cigare dans la boite que lui tendait le maître d’hôtel et l’alluma a la flamme qui lui était présentée. Une gorgée de vieux cognac acheva de le plonger dans la félicité. Le repas avait été grandiose et, maintenant, il était seul avec son ami. Leurs deux épouses, sacrifiant aux usages d’autrefois, s’étaient retirées pour bavarder.

Ayant également allumé le cigare du maître des lieux, le domestique se retira. Les deux hommes restèrent un moment à fumer avec béatitude. Une trop longue amitié les liait pour qu'un silence crée une gêne entre eux.

  • Comment se porte le marche de l’art ? finit par demander Cardwell.

Lampeth esquissa un sourire satisfait.

  • Il continue d’exploser selon la tendance de ces dernières années.

  • Je n’ai jamais compris les lois économiques qui présidaient aux fluctuations de ce marché, avoua Cardwell.

- Il y a de multiples raisons à cela. Je suppose que ça remonte à l'époque où les Américains ont commencé à s’intéresser à l’art, juste avant la Deuxième Guerre mondiale. Vieille loi de l’offre et de la demande. Les cotes des vieux maîtres s’étaient envolées ; il n’y avait pas assez d’œuvres en circulation. Les collectionneurs ont été contraints de s’intéresser aux modernes.

  • Et c’est là que tu es entré en jeu ? l’interrompit Cardwell.

Lampeth hocha la tête et but une gorgée de cognac.

  • Quand j’ai ouvert ma première galerie, juste après la guerre de 1940, il fallait se battre pour arriver à vendre un tableau postérieur a 1900. Mais nous avons tenu bon. Les amateurs se comptaient sur les doigts de la main, les prix grimpaient lentement. Et puis les investisseurs sont entrés dans la danse. A ce moment-la, les impressionnistes crevaient le plafond.

  • Oui, renchérit Cardwell, et une foule de gens ont raflé un paquet d’argent.

  • Pas autant que tu le crois, objecta Lampeth, et il desserra son nœud de cravate sous son double menton. Investir dans l’art, c’est un peu comme acheter des actions ou miser sur un cheval. Si tu paries sur une valeur sûre, tu t’aperçois bien vite que tout le monde l’a fait aussi. Résultat, la cote est basse. Or toi, tu veux une valeur de premier ordre. Pour l’acquérir, tu es obligé de débourser une grosse somme. De sorte qu’à la revente, ton profit est marginal.

    « Il en va de même avec les tableaux : à moins d’être immensément riche, tu n’achèteras pas un Velasquez. Tu le paierais tellement cher qu’il te faudrait des années pour faire la culbute. Finalement. seuls ceux qui achètent des œuvres en se fiant uniquement à leur instinct peuvent véritablement affirmer avoir gagné de l’argent en investissant dans l’art. Par la suite, quand la valeur de leur collection monte en flèche, ils peuvent également se vanter de posséder un goût sûr. Je veux parler des gens comme toi.

Cardwell hocha la tête et ses rares cheveux blancs ondulèrent comme de petites vagues sous la brise. Il tira sur l’extrémité de son long nez.

  • A combien estimes-tu la valeur de ma collection aujourd’hui ?

  • Que te dire, mon Dieu !

Lampeth fronça les sourcils au point qu’ils ne formèrent plus qu’une seule ligne noire au-dessus de son nez.

  • Pour commencer, ça dépend de la façon dont tu la vendrais. Et puis, il faudrait toute une semaine de travail à un expert pour en donner une estimation exacte.

  • Une évaluation a la louche me suffit. Tu connais ces tableaux. Pour la plupart, c’est toi qui as servi d’intermédiaire quand je les ai achetés.

Lampeth fit défiler devant ses yeux les vingt ou trente toiles réunies sous ce toit en leur assignant à chacune un prix approximatif. Puis, les yeux fermés, il additionna les montants obtenus.

  • Ça devrait tourner autour du million de livres, dit-il enfin.

Cardwell hocha la tête a nouveau.

  • C’est bien ce que je pensais. Et c’est justement la somme qu’il me faut, Charlie.

  • Bon Dieu ! s’écria celui-ci en se redressant vivement sur son siège. Tu ne penses quand même pas à te séparer de ta collection ?

  • J’ai bien peur d’y être obligé, avoua Cardwell tristement. J'espérais la léguer au pays, mais il faut être réaliste, les affaires passent en premier.

Lampeth a-t-il vraiment l'intention de vendre toutes ses toiles ? Y compris ses marines flamandes ? L'évaluation de lord Cardwell comprend-elle la toile africaine ornant le bureau de Lampeth avocats, et qui aurait dû être rendue depuis longtemps ?

Vous ne connaîtrez pas les réponses à ces questions en lisant Le scandale Modigliani, livre de jeunesse de Ken Follett, paru dans Le Livre de poche.

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14 mai 2013

Epidémie

Les autorités sanitaires peinent à évaluer le danger d'un nouveau mal, que l'on appelle tous coronavirus, sans vraiment savoir ce que cela veut dire. Pendant ce temps, une autre maladie qui, elle, n'est pas nouvelle, continue son évolution. Peut-on déjà parler d'épidémie ?

Extrait :

Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bete sans y prendre garde et descendit 1'escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n'était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait d'insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d'ailleurs catégorique : il n'y avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau l'assurer qu'il y en avait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entière. Il n'y avait pas de rats dams la maison, il fallait donc qu'on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s'agissait d'unc farce.
Le soir même, Bernard Rieux, debout dans le couloir de l'immeuble, cherchait ses clefs avant de monter chez lui, lorsqu'il vit surgir, du fond obscur du corridor, un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé La bête s'arrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, s'arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui.
Ce n'était pas au rat qu'il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sa préoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de montagne. Il la trouva couchée dans leur chambre, comme il lui avait demandé de le faire. Ainsi se préparait-elle à la fatigue du déplacement. Elle souriait.
- Je me sens très bien, disait-elle.
Le docteur regardait le visage tourné vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieux, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage avait toujours celui de la jeunesse, à cause peut-être de ce sourire qui emportait tout le reste.
- Dors si tu peux, dit-il. La garde viendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi.
I1 embrassa un front légèrement moite. Le sourire l'accompagna jusqu'à la porte.
Le lendemain 17 avril, à huit heures, le concierge arrêta le docteur au passage et accusa des mauvais plaisants d'avoir déposé trois rats morts au milieu du couloir. On avait dû les prendre avec de gros pièges, car ils étaient pleins de sang. Le concierge était resté quelque temps sur le pas de la porte, tenant les rats par les pattes, et attendant que les coupables voulussent bien se trahir par quelque sarcasme. Mais rien n'était Venu.

- Ah ! ceux-là disait M. Michel, je finirai par les avoir.
Intrigué, Rieux décida de commencer sa tournée par les quartiers extérieurs où habitaient les plus pauvres de ses clients. La collecte des ordures s'y faisait beaucoup plus tard et l'auto qui roulait le long des voies droites et poussiéreuses de ce quartier frôlait les boites de détritus, laissées au bord du trottoir. Dans une rue qu'il longeait ainsi, le docteur compta une douzaine de rats jetés sur les débris de légumes et les chiffons sales.
II trouva son premier malade au lit, dans une pièce donnant sur la rue et qui servait à la fois de chambre à coucher et de salle à manger. C'était un vieil Espagnol au visage dur et raviné. II avait devant lui, sur la couverture, deux marmites remplies de pois. Au moment où le docteur entrait, le malade, à demi dressé dans son lit, se renversait en arrière pour tenter de retrouver son souffle caillouteux de vieil asthmatique. Sa femme apporta une cuvette.
- Hein, docteur, dit-ii pendant la piqûre, ils sortent, nous avez vu ?
- Oui, dit la femme, le voisin en a ramassé trois.
Le vieux se frottait les mains.
- Ils sortent, on en voit dans toutes les poubelles, c'est la faim !
Rieux n'eut pas de peine à constater ensuite que tout le quartier parlait des rats. Ses visites terminées, il revint chez lui.
- Il y a un télégramme pour vous là-haut, dit M. Michel.
Le docceur lui demanda s'il avait vu de nouveaux rats.
- Ah ! non, dit le concierge, je fais le guet, vous comprenez. Et ces cochons-là n'osent pas.
Le télégramme avertissait Rieux de l'arrivée de sa mère pour le lendemain. Elle venait s'occuper de la maison de son fils, en l'absence de la malade. Quand le docteur entra chez lui, la garde était déjà là. Rieux vit sa femme debout, en tailleur, avec les couleurs du fard. I1 lui sourit :
- C'est bien, dit-il, très bien.
Un moment après, à la gare, il l'installait dans le wagon-lit. Elle regardait le compartiment.
- C'est trop cher pour nous, n'est-ce pas ?
- II le faut, dit Rieux.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire de rats ?
- Je ne sais pas. C'est bizarre, mais cela passera.
Puis il lui dit très vite qu'il lui demandait pardon, il aurait dû veillr sur elle et il l'avait beaucoup négligée. Elle secouait la tête comme pour lui signifier de se taire. Mais il ajouta :
- Tout ira mieux quand tu reviendras. Nous recommencerons.
- Oui, dit-elle, les yeux brillants, nous recommencerons.
Un moment aprè, elle lui tournait le dos et regardait à travers la vitre. Sur le quai, les gens se pressaient et se heurtaient. Le chuintement de la locomotive arrivait jusqu'à eux. Il appela sa femme par son prénom et, quand elle se retourna, il vit que son visage était couvert de larmes.
- Non, dit-il doucement.
Sous les larmes, le sourire revint, un peu crispé. Elle respira profondément :
- Va-t'en, tout ira bien.
II la serra contre lui, et sur le quai maintenant, de l'autre côté de la vitre, il ne voyait plus que son sourire.
- Je t'en prie, dit-il, veille sur toi.

Mais elle ne pouvait pas l'entendre.
Près de la sortie, sur le quai de la gare, Rieux heurta M. Othon, le juge d'instruction, qui tenait son petit garçon par la main. Le docteur lui demanda s'il partait en voyage. M. Othon, long et noir, et qui ressemblait moitié à ce qu'on appelait autrefois un homme du monde, moitié à un croque-mort, répondit d'une voix aimable, mais brève :
- J'attends Mme Othon qui est allée présenter ses respects à ma famille.
La locomotive siffla.
- Les rats..., dit le juge.
Rieux eut un mouvement dans la direction du train, mais se retourna vers la sortie.
- Oui, dit-il, ce n'est rien.
Tout ce qu'il retint de ce moment fut le passage d'un homme d'équipe qui portait sous le bras une caisse pleine de rats morts.

Lisez le texte entier, dans La Peste, d'Albert Camus (éd. Gallimard)

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