Le prix de la peinture
Admirable Charles Lampeth. Brillant avocat, politicien accompli, c'est aujorud'hui un homme riche. Mais il a également un jardin secret : la peinture. Véritable goût pour la chose artistique ou fumeux placement financier ? Lampeth : esthète ou escroc ?
Le glamour avait déserté la vie quotidienne, songeait Charles Lampeth tout en se prélassant dans son fauteuil Queen Anne. Cette demeure, en effet, plus précisément celle de son ami lord Cardwell, avait jadis servi de cadre a des réceptions et des bals tels qu’on n’en voyait plus de nos jours, sinon dans les films historiques a gros budget. Mais aujourd’hui, cette salle a manger, qui avait accueilli pas moins de deux ministres autour de sa longue table en chêne assortie aux moulures des lambris, donnait l’impression d’appartenir a une race menacée d’extinction, comme d’ailleurs la maison tout entière — son propriétaire y compris.
Lampeth choisit un cigare dans la boite que lui tendait le maître d’hôtel et l’alluma a la flamme qui lui était présentée. Une gorgée de vieux cognac acheva de le plonger dans la félicité. Le repas avait été grandiose et, maintenant, il était seul avec son ami. Leurs deux épouses, sacrifiant aux usages d’autrefois, s’étaient retirées pour bavarder.
Ayant également allumé le cigare du maître des lieux, le domestique se retira. Les deux hommes restèrent un moment à fumer avec béatitude. Une trop longue amitié les liait pour qu'un silence crée une gêne entre eux.
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Comment se porte le marche de l’art ? finit par demander Cardwell.
Lampeth esquissa un sourire satisfait.
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Il continue d’exploser selon la tendance de ces dernières années.
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Je n’ai jamais compris les lois économiques qui présidaient aux fluctuations de ce marché, avoua Cardwell.
- Il y a de multiples raisons à cela. Je suppose que ça remonte à l'époque où les Américains ont commencé à s’intéresser à l’art, juste avant la Deuxième Guerre mondiale. Vieille loi de l’offre et de la demande. Les cotes des vieux maîtres s’étaient envolées ; il n’y avait pas assez d’œuvres en circulation. Les collectionneurs ont été contraints de s’intéresser aux modernes.
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Et c’est là que tu es entré en jeu ? l’interrompit Cardwell.
Lampeth hocha la tête et but une gorgée de cognac.
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Quand j’ai ouvert ma première galerie, juste après la guerre de 1940, il fallait se battre pour arriver à vendre un tableau postérieur a 1900. Mais nous avons tenu bon. Les amateurs se comptaient sur les doigts de la main, les prix grimpaient lentement. Et puis les investisseurs sont entrés dans la danse. A ce moment-la, les impressionnistes crevaient le plafond.
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Oui, renchérit Cardwell, et une foule de gens ont raflé un paquet d’argent.
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Pas autant que tu le crois, objecta Lampeth, et il desserra son nœud de cravate sous son double menton. Investir dans l’art, c’est un peu comme acheter des actions ou miser sur un cheval. Si tu paries sur une valeur sûre, tu t’aperçois bien vite que tout le monde l’a fait aussi. Résultat, la cote est basse. Or toi, tu veux une valeur de premier ordre. Pour l’acquérir, tu es obligé de débourser une grosse somme. De sorte qu’à la revente, ton profit est marginal.
« Il en va de même avec les tableaux : à moins d’être immensément riche, tu n’achèteras pas un Velasquez. Tu le paierais tellement cher qu’il te faudrait des années pour faire la culbute. Finalement. seuls ceux qui achètent des œuvres en se fiant uniquement à leur instinct peuvent véritablement affirmer avoir gagné de l’argent en investissant dans l’art. Par la suite, quand la valeur de leur collection monte en flèche, ils peuvent également se vanter de posséder un goût sûr. Je veux parler des gens comme toi.
Cardwell hocha la tête et ses rares cheveux blancs ondulèrent comme de petites vagues sous la brise. Il tira sur l’extrémité de son long nez.
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A combien estimes-tu la valeur de ma collection aujourd’hui ?
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Que te dire, mon Dieu !
Lampeth fronça les sourcils au point qu’ils ne formèrent plus qu’une seule ligne noire au-dessus de son nez.
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Pour commencer, ça dépend de la façon dont tu la vendrais. Et puis, il faudrait toute une semaine de travail à un expert pour en donner une estimation exacte.
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Une évaluation a la louche me suffit. Tu connais ces tableaux. Pour la plupart, c’est toi qui as servi d’intermédiaire quand je les ai achetés.
Lampeth fit défiler devant ses yeux les vingt ou trente toiles réunies sous ce toit en leur assignant à chacune un prix approximatif. Puis, les yeux fermés, il additionna les montants obtenus.
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Ça devrait tourner autour du million de livres, dit-il enfin.
Cardwell hocha la tête a nouveau.
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C’est bien ce que je pensais. Et c’est justement la somme qu’il me faut, Charlie.
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Bon Dieu ! s’écria celui-ci en se redressant vivement sur son siège. Tu ne penses quand même pas à te séparer de ta collection ?
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J’ai bien peur d’y être obligé, avoua Cardwell tristement. J'espérais la léguer au pays, mais il faut être réaliste, les affaires passent en premier.
Lampeth a-t-il vraiment l'intention de vendre toutes ses toiles ? Y compris ses marines flamandes ? L'évaluation de lord Cardwell comprend-elle la toile africaine ornant le bureau de Lampeth avocats, et qui aurait dû être rendue depuis longtemps ?
Vous ne connaîtrez pas les réponses à ces questions en lisant Le scandale Modigliani, livre de jeunesse de Ken Follett, paru dans Le Livre de poche.